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La musique, la façon de la produire et de la reproduire a un effet puissant sur l’auditeur mélomane, sur sa sensibilité. L’artiste interprète doit non seulement penser une œuvre avec ce qu’elle a à transmettre, mais aussi être artisan de la production du son par des moyens qui sont longtemps restés obscurs. Plutôt que de séparer l’artiste et l’artisan, Marie Jaëll a considéré qu’un jeu authentique et profond n’est peut-être pas seulement issu d’un « don » de nature quasi-surnaturelle, mais d’une approche du toucher du clavier qui pourrait être adoptée par tout musicien. Par une analyse patiente et approfondie de la pratique musicale et des mouvements corporels -la psychophysiologie- ses recherches l’ont conduite à aborder le piano en évitant des entraînements trop mécaniques et en recentrant l’usage du piano sur la perception sensible du mouvement et du toucher. Un des principes à mettre en œuvre est de focaliser les efforts physiques dans la seule dimension qui produira un son ou un timbre voulu, à une pleine conscience du corps et des sens. Marie Jaëll n’a pas voulu opposer ni séparer l’art et la science ; sa sensibilité d’artiste s’est prolongée dans une analyse consciente du mouvement qui va de l’interprète vers le son et le timbre. Il ne s’agit pas moins que de comprendre les rapports entre la pensée, le corps et l’instrument, puis de savoir exploiter ces connaissances avec intelligence et sensibilité. Ce point de vue enrichit le musicien, car l’interprétation musicale suit bien ce chemin depuis l’intention musicale d’une expression sensible jusqu’à l’exécution physique par des mouvements sur un instrument qui va produire des sons et finalement aboutir à une musique qui doit transmettre la sensibilité intentionnelle initiale. A écouter sur France Musique : Musicopolis : 5 émissions sur Marie Jaëll, par Anne-Charlotte Rémond Pour nous joindre : contact@mariejaell.org
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L’éducation de la main n’a pas seulement un effet pratique, comme toute gymnastique rationnelle, elle a aussi une esthétique. Cet effet esthétique ne se manifeste pas seulement d’une manière éphémère par l’élégance des mouvements, mais aussi d’une manière durable par le perfectionnement des formes de l’organe. L’augmentation de l’amplitude des mouvements coïncide nécessairement avec l’augmentation de leur énergie, de leur rapidité et de leur précision ; c’est-à-dire que l’étendue du mouvement qui se perfectionne par l’éducation de la motilité volontaire peut aider à réaliser la beauté, si on accepte la définition du maître Rodin « Le beau, c’est l’union de la force et de l’esprit ». Une attitude ou un mouvement, facile à obtenir d’un sujet bien adapté, et capable de préparer une activité efficace, ne peut être qu’agréable à voir et à exécuter; elle produit une tendance à l’imitation, c’est un agent actif d’éducation. Les attitudes et les mouvements peuvent être fixés assez exactement par la photographie, pour réaliser l’effet de ces agents actifs d’éducation en inspirant l’imitation. La représentation du mouvement peut être utilisée, non seulement pour l’éducation de la connaissance des organes, mais encore pour l’éducation de leur fonctionnement. On peut comprendre que la représentation des mouvements des doigts en particulier peut jouer un rôle plus important dans l’éducation et dans l’évolution que d’autres mouvements. . .:.. … Charles Ferré, « Essai sur la physiologie des mouvements des doigts », Journal de l’anatomie et de la physiologie, 1907, p 6-7 . . . Pourquoi ne pas admettre qu’en principe la vraie connaissance de la beauté idéale implique la connaissance profonde, précise, minutieuse, des fonctions matérielles qui servent à l’exprimer, surtout lorsque, comme dans l’étude du piano, le double fonctionnement du mécanisme de l’instrumentiste et de l’instrument prête une large base à l’analyse des relations entre causes et effets. Pourquoi ce respect excessif accordé à l’essence mystérieuse du sentiment musical ? Ne voit-on pas, par le grand nombre d’exécutants désorientés, que c’est un culte faux et stérile qui ne profite guère à ceux auxquels on enseigne l’art ? Les plus doués même cherchent souvent vainement à dégager des mouvements inintelligents qu’ils produisent, une étincelle d’intelligence ; néanmoins « s’ils sont destinés à devenir des musiciens », leur a-t-on assuré, « la lumière jaillira par une manifestation spontanée de leur intuition, car la grandeur, le mystère de l’art réside dans le fait que sa vie ne peut être communiquée, il faut la porter en soi. » Tel est le langage tenu généralement aux élèves désireux d’apprendre à jouer du piano, parce que le mécanisme des doigts et l’expression musicale sont considérés à tort comme formés par deux éléments distincts dont l’un, matériel, se communique, l’autre, spirituel, est intransmissible. Leibnitz dit : « Si les hommes observaient et étudiaient avec plus de zèle de quels mouvements extérieurs les passions sont accompagnées, il serait difficile de dissimuler ». .:.. … Marie Jaëll, La Musique et la psychophysiologie, 1896, éd Alcan, p 3-4 . . . Marie Jaëll accorde une grande importante à la tension de la main du pianiste. Cela ne doit pas être pris à contre-sens, il ne s’agit pas de la rigidité ou d’un état désagréable de contraction, mais de quelque chose qui ressemble à la tension de la corde de l’arc avant le tir de la flèche, une situation certes immobile mais dans la concentration et la perspective d’une action. Le pianiste qui vient de jouer un trait, lorsque sa main n’est plus en mouvement, doit éviter de se relâcher car alors la reprise nécessiterait plus d’efforts. La tension selon l’acception de Marie Jaëll est un mode de concentration, de préparation, même dans l’immobilité. Ethèry Djakeli dans ses master-class n’hésitait pas à tapoter la main du pianiste quand elle la voyait s’amollir, le tapotement était bienveillant, mais le regard parfois fulminait « Qu’est-ce que c’est que cette patte de canard, ce n’est pas une main de pianiste ! ». Elle se saisissait alors de la main pour la faire voyager dans l’espace autour du piano, la malaxant avec un mouvement par ci, par là pour réveiller les sensations même en dehors de l’action sur le clavier. .:.. … Daniel Szpiro . . . Savez-vous qu’au moment où je quittais la rue de Tournon pour me rendre rue Rochechouart mercredi soir, je combattais les idées noires qui me hantaient plus ou moins, en me disant que j’avais dans mes doigts la faculté de faire penser les autres. J’étais loin de soupçonner que vous seriez du nombre de ces pensants. Merci d’être venu, d’avoir écouté, et d’avoir pensé. Moi aussi j’ai pensé, mais ma pensée s’appelle calcul et si je rejouais cent fois les mêmes choses, mes calculs se renouvelleraient sans cesse et me paraîtraient toujours nouveaux et ils le seraient en effet. Ce sont là les principes d’un nouvel art où les phénomènes présumés se passer dans les doigts se passent dans la tête, où les effets présumés acquis par l’exercice des doigts ne sont que les résultats d’une activité cérébrale dans laquelle se retrouvent les lois générales qui sont dans tout ce qui vit et se meurt. . .:.. … Marie Jaëll, Cahiers de travail n°1 . . . Chaque fois que nous cherchons à intensifier nos perceptions, nous nous tendons. Nous tendons l’oreille pour mieux entendre, nous nous tendons tout entier pour mieux sentir, voir, percevoir, et pour cela nous nous immobilisons. Cette immobilité est un silence intérieur, un silence actif, appelé par Jaëll « activité statique » qui transforme notre poids inerte en énergie prête à s’exprimer au bout des doigts. Pour le pianiste, apprendre à retrouver à chaque instant cette juste tension, cet état de résonance intérieure, c’est retrouver la « liberté d’être » avec son piano. La tension, pour Jaëll, c’est la capacité à emmagasiner des sons, des sensations, à se mettre en état d’écoute extrême. .:.. … Catherine Guichard, in « Marie Jaëll, un cerveau de philosophe et des doigts d’artiste », éd Symétrie, 2004, p 172 . . . . Dans l’art comme dans la vie il faut toujours non être ou ne pas être, mais être et ne pas être, il faut que nous soyons des enfants et que nous soyons des hommes […] – il faut que nous ayons confiance et que nous n’ayons pas confiance en nous. Être et ne pas être, c’est là le grand problème qui se pose devant moi, établir l’harmonie par l’amour des contraires, quel labeur. .:.. ... Marie Jaëll, Journal, septembre 1875 . . . Je suis comme toujours assidue au travail, je me sens marcher, mais d’une manière différente maintenant, je marche non par les doigts, mais par l’esprit ; je ne vois plus des notes à jouer, ce sont des êtres qui parlent, qui sentent, qui vivent, qui viennent au-devant de moi chargés de tristesse, remplis de joie, leur vie passe en moi. parfois en travaillant, il me semble être sur le point d’atteindre le véritable grand art du piano, c’est-à-dire le grand mécanisme, le grand style, la grande pensée, le véritable art, celui dont la force ne consiste pas à cacher les faiblesses, mais à ne pas les connaître, et voir ce mécanisme qui est une nature : l’art devenu nature, c’est la perfection atteinte. Jusque-là il y a des difficultés vaincues, mais il faut non seulement qu’elles soient vaincues mais qu’elles cessent d’exister, alors seulement la beauté peut s’épanouir dans toute sa grandeur, il n’y a plus rien qui l’étouffe, qui la resserre, qui la circonscrit. lorsque tout ce qui est est beau, le but est réalisé. mais pour que cette perfection se réalise, il faut que tout soit clair, serein et limpide, que la passion se produise par des moyens simples, sans artifices, plus on est dans le vrai, moins on a besoin d’effort, plus tout coulera de source. Je désire jouer comme si j’avais dix mains et cinquante doigts, pour cela il faut que chaque doigt devienne une main, il le deviendra en sachant faire ce que fait une main. .:.. … Marie Jaëll, Journal, novembre 1878 . . . Je suis allée me promener au Luxembourg ce matin en compagnie d’un petit vent d’ouest qui rendait tous les arbres musiciens. J’en ai profité pour regarder et écouter leur musique. Arrivée chez moi, je réfléchissais sur cette impression particulière, en cherchant encore à me rappeler ce que j’ai vu, c’est alors qu’à mon grand étonnement j’ai vu réapparaître dans ma pensée une grande quantité d’arbres dont chacun se balançait, avec l’ensemble des branches et des feuilles, dans un rythme caractéristique et personnel… Je voyais simultanément le balancement écourté et un peu saccadé des orangers tondus dans leurs caisses, le rythme léger, plein d’élégance et de grâce des grenadiers, le balancement si différent des palmiers à feuilles courtes ou longues, touffus ou clairsemés, vus en perspective ou tout à fait proches, la pauvreté rythmique et les mouvements de va-et-vient monotones des lilayers, la lourdeur rythmique de certains arbres trop encombrés de branches qui barraient le chemin au souffle du vent, et la grâce rythmique extraordinaire de certains autres dont les longues branches et la structure générale étaient plus favorables au jeu des mouvements opposés, et au-delà encore, je voyais les sommets d’un grand nombre de marronniers dont la variété de balancement me faisait involontairement penser aux différences de troncs et de formes à laquelle devait se ramener la différence rythmique constatée dans les sommets. . :.. . … Marie Jaëll, Cahier de travail, 1904 . . . Dans la nature, aucun mouvement ne reste uniforme. La chute des cascades, les forêts animées par le balancement des arbres, les vagues oscillantes de la mer sont de merveilleuses combinaisons rythmiques. Mais nous regardons avec une conscience éblouie cet ensemble de phénomènes fascinants sans essayer d’analyser la multiplicité de leurs rythmes. Les phénomènes rythmiques de la nature attirent le moins notre attention : notre regard analyse les différences des couleurs, des formes, de degrés de rapprochement ou d’éloignement dans la perspective. Il n’analyse pas l’évolution rythmique dans les mouvements, le caractère de leur allure. La conscience à ce sujet est si peu développée qu’on pourrait l’accuser de cécité rythmique ; quant à surdité rythmique, la musique tente de nous en corriger jusqu’à un certain point. Ceux du moins dont la culture cesse d’être superficielle sentent que la régularité stricte de la mesure et la beauté du rythme sont inconciliables. Leur idéal s’oriente vers une beauté indéfinissable qui est une initiation à certaines lois universelles inconnues. Ces lois correspondent à une harmonie que nous portons inconsciemment en nous. Dans le domaine moral, nous l’appelons « bonheur » par une définition bien terrestre. C’est l’harmonie qu’il faut chercher et non pas le bonheur. Le bonheur vient du dehors, l’harmonie vient du dedans ; elle est naturelle, le bonheur est factice. L’harmonie demeure, le bonheur fuit. Par l’harmonie nous restons dans la vérité universelle, par le bonheur nous restons dans la vérité terrestre. L’harmonie est au-dessus de la destinée, au-dessus des dissonances de la vie ; elle peut aussi résider dans la tristesse. Les merveilleux adagios de Beethoven en sont la preuve. Qui n’est pas heureux de les entendre parce qu’ils sont tristes ? Nous devrions avoir cette force dans la façon de vivre notre destinée. La douleur, la tristesse ne devraient pas être considérées comme provoquant forcément la discordance en nous. Il nous est relativement facile de concevoir l’harmonie dans l’art, mais combien notre surestimation subjective rend-elle l’art de la vie difficile ! Dès que notre personnalité entre dans l’image, il s’élève dans notre pensée un manque d’harmonie qui trouble l’ordre général. Créer l’harmonie en nous par la connaissance de la vérité : telle est la tâche de l’humanité. Par l’art du toucher, il est expérimentalement prouvé que l’harmonie est en nous. .:.. . … Marie Jaëll, Cahiers de travail … .:.. . . . . Ne pas se laisser abattre dans la mésaventure, ne pas se laisser emporter par le tourbillon du succès sont deux choses qui contiennent toute une philosophie. […] Pourquoi trouvons-nous sans cesse des sentiments si opposés en nous et les accueillons-nous tour à tour avec la même approbation ? Ceci prouve bien que nous ne sommes pas maîtres en nous, mais soumis à nos sentiments qui nous animent. […] Comment faire ? Là, comme en d’autres choses, il importe d’être virtuose, c’est-à-dire fort. lorsqu’on pense à ce qu’il en coûte de travail, de luttes accumulées pour atteindre une virtuosité dans l’ordre matériel… .:.. . … Marie Jaëll, Journal, 1871 … .:.. . . . . Je suis toujours préoccupée par des travaux que je dois entreprendre, des progrès que je dois réaliser. Mon jeu ne me contente que de loin en loin et par fragments, rarement dans l’ensemble. Je découvre toujours des lacunes. se sentir toujours trop petit pour ce que l’on désire et trop grand pour ce que l’on atteint, se sentir entre ces deux alternatives sans trouver d’issue, sans connaître le moyen de terminer cet état de lutte ; voir toujours la tâche inachevée, sentir l’âme inassouvie, brûlant d’un feu qui la dévore, et constater l’impuissance humaine à calmer cet embrasement intérieur, ce volcan qui bouillonne ! .:.. … Marie Jaëll, Journal, septembre 1872 . . . Selon sa théorie [celle de Marie Jaëll], le doigt doit avoir une notion claire de la manière dont il faut attaquer la touche. L’exécutant doit être conscient de la tension et de la détente des muscles depuis l’épaule jusqu’au bout des doigts, et diriger les mouvements d’attaque de la touche. Il faut qu’il apprenne à supprimer les mouvements involontaires ou inconscients. Les exercices de pure vélocité doivent être supprimés. Il faut que dans les mouvements prévus, le doigt se représente la qualité de son voulue. Le son plein s obtient en pressant sur la touche le plus vite et le plus légèrement possible. Mais le doigt doit savoir aussi comment laisser se relever la touche abaissée. Tandis qu’il appuie sur la touche, ou la laisse remonter, le doigt se trouve dans un mouvement de rotation insensible, soit en dedans (vers le pouce), soit en dehors (vers le petit doigt.) Lorsqu’il abaisse plusieurs touches l’une après l’autre dans un même sens de rotation, les sons et accords qui se succèdent sont liés d’une manière organique. Les sons produits par des mouvements de rotation en sens opposés se détachent les uns des autres. c’est donc par suite des mouvements réfléchis et différenciés des doigts de la main que seront obtenus en même temps la différenciation dans la sonorité et le phrasé. Pour manier toujours plus consciemment et intimement la touche, il faut que le doigt arrive à une sensibilité tactile très développée. En même temps qu’il perfectionne sa sensibilité tactile l’exécutant devient lui-même plus sensible aux sonorités et en général à la « coloration ». .:.. . … Albert Schweitzer, Ma vie et ma pensée, 1931 (2013) . . . Peut-être a-t-on jusqu’ici fait dans l’éducation, une part beaucoup trop grande à l’assimilation de ce qu’on peut apprendre par imitation, soit en accumulant dans sa mémoire les faits accomplis par les autres, soit en cherchant à apprendre par imitation ce que les autres savent faire. Il y a quelque chose à la fois de plus simple et de plus profond dans l’éducation : c’est de se dire que nul savoir n’a de valeur intrinsèque que lorsqu’il est en relation avec l’activité cérébrale, comme la fleur est en relation avec la plante. Il ne s’agit pas, en réalité, d’emmagasiner le plus de faits possibles, mais d’éduquer le cerveau de manière à faire de lui une force vive qui féconde toutes nos activités. .:.. … Marie Jaëll, extrait du livre La résonance du toucher Toucher, c’est aussi recevoir, et être touché. Or, pour recevoir, il faut être dans un état d’écoute, de disponibilité, un état d’être qui permette au pianiste de capter les sons qu’il joue, de les ressentir en profondeur, et de s’ouvrir aux sensations multiples que lui procure la musique qu’il recrée. Or, face à notre corps, nous nous trouvons bien souvent malhabiles, gauches. Comment utiliser ces doigts, comment maîtriser nos muscles si souvent délaissés ? Par quel cheminement arrive-t-on à développer nos forces, nos sensations tactiles, musculaires ? Il ne s’agit pas de dépenser à tort et à travers, et de disperser nos forces pour arriver à nos fins, mais il s’agit de répartir le travail musculaire avec intelligence, afin d’utiliser au mieux l’énergie contenue dans chaque fonction motrice. Il importe avant tout d’être attentif. .:.. … Catherine Guichard, in « Marie Jaëll, un cerveau de philosophe et des doigts d’artiste », éd Symétrie, 2004, p 172 … .:.. . . . . On a longtemps considéré le corps et l’esprit comme isolés l’un de l’autre, tout comme on isole encore parfois la pensée musicale du mouvement des doigts. Notre corps entier est impliqué dans toute manifestation de notre pensée, mais la main est sans doute l’élément le plus remarquable, le plus subtil de notre organisme, et la connaissance de notre main nous entraîne dans un univers de sensations, de sensibilité, d’intelligence. .:.. … Catherine Guichard, in « Marie Jaëll, un cerveau de philosophe et des doigts d’artiste », éd Symétrie, 2004, p168. . . . On dit souvent maintenant que l’esprit et le corps agissent l’un sur l’autre ; que ni l’un ni l’autre ne peuvent, pour ainsi dire, marcher seuls ; qu’il y a des rapports constants, une influence mutuelle entre eux. Voici les objections que l’on peut faire à cette manière de voir : en premier lieu, elle suppose que nous avons le droit de considérer l’esprit comme isolé du corps, et d’en affirmer les facultés et les propriétés en cette capacité séparée. Or, nous n’avons aucune expérience directe, et absolument aucune connaissance de l’esprit isolé du corps. Le vent peut agir sur la mer, et les vagues peuvent réagir sur le vent ; mais nous connaissons ces agents à l’état de séparation, nous les voyons exister indépendamment l’un de l’autre avant d’entrer en collision ; au contraire, il ne nous a pas été donné de voir un esprit agir indépendamment de son compagnon matériel. .:.. … Alexander Bain, « L’esprit et le corps considérés au point de vue de leurs relations », Librairie Germer Baillière, 1873, p 136, cité par Marie Jaëll . . . On est parfois heureux de constater où mène le travail. Quelles que soient les capacités de l’homme, ce n’est que par le travail qu’il acquiert sa vraie supériorité. le talent inné non seulement ne peut pas suffire, mais il conduit à des aberrations et ne devient puissant que lorsqu’il est sûrement guidé. Je ne le savais pas autrefois, je croyais que le talent faisait tout et j’étais fière de lui laisser libre carrière, les inspirations, je les croyais toutes bonnes, même je me souciais peu de justifier leur emploi. Comme tout cela change avec l’âge, l’art peu à peu devient une science, notre nature un simple auxiliaire qui disparaît presque entièrement sous la grandeur du but. mais ce n’est que par le travail qu’on arrive là. Lorsqu’on a réussi à devenir autre chose que ce qu’on était, on sent l’insuffisance et pourtant la toute-puissance de la nature, car non seulement elle se transforme, résultat de son imperfection, mais sous toutes les formes que nous l’entourions elle apparaît triomphante. . .:.. … .:.. … Marie Jaëll, Journal, 1873 .:. . . . Il faut que l’esprit crée et que les doigts réalisent sa création. Le caractère du morceau, l’individualité dans l’exécution, doivent être entièrement imprégnés dans l’esprit. Avant de jouer, il faut pouvoir se dire : c’est ainsi que ce sera. Arrêtez nettement le caractère principal, les demi-teintes se trouveront et ne feront pas tache une fois que le cadre est pris, la forme dessinée. C’est toujours ce fil conducteur qui me manque, l’idée qui vient, qui se développe, continue et reste ferme jusqu’au bout. Ces fils qui relient la phrase sont comme un fluide qui circule et qui donne la vie, ce n’est rien d’autre que ces fils que je recherche en grand. Nous pensons facilement une phrase, un morceau nous semble un peu long. C’est pourtant ce qu’il faut pour arriver à l’unité, il faut bien que ce soit un dans notre tête et non une série de lignes ou de pages qui se suivent. .:.. . … Marie Jaëll, Journal, 1872 . . . Le rôle exagéré joué par la mémoire dans l’éducation pourrait se comparer à celui de l’automatisme développé par l’étude de la musique. Il faut lutter contre ces erreurs. Dans l’enseignement du piano ou de tout autre instrument, le professeur doit pouvoir reconnaître nettement l’activité cérébrale mise en jeu par l’élève. J’ai dit ces jours-ci à une petite fille que je faisais travailler : quand je regarde tes doigts, je vois tout ce qui se passe dans ta tête; ce ne sont pas tes doigts, c’est ta tête qui m’intéresse. .:.. … Marie Jaëll, Cahiers de travail. . . . Les jours heureux et les jours malheureux se succèdent avec une effrayante rapidité, des années s’écoulent dans quelques heures. La félicité disparaît comme une ombre. Elle vient soudain quand on ne l’attend pas et passe laissant le cœur plus meurtri qu’avant. C’est un rayon mouvant, on veut l’atteindre et déjà il est éteint. […] Je vis mon art. Chaque souffrance qui atteint le cœur, nous la reproduisons en sons. Mon jeu, c’est le livre ouvert de mon âme. Aucune femme n’a souffert ce que je souffre, mon cœur est un gémissement, mon haleine un sanglot, je pleure avec tout ce que j’ai en moi de force. Quels sont ces sons qui m’arrivent, ils me rappellent le temps où avec un rayon lumineux dans les yeux je cherchais l’avenir, j’allais au devant de lui pleine d’espérance, trouvant chaque jour un nouveau courage pour la lutte qui se renouvelait. Il me semblait que j’avais la terre et les cieux à conquérir et la tâche ne me semblait pas excessive. J’y allais avec toute la joie du cœur qui aime, qui a la passion de ce qu’il veut atteindre, qui croit dans tout ce qui est sain et grand, qui fait correspondre tout au grand but de la vie, réaliser le beau. […] Pourtant l’amour qui donne les grandes convictions n’a pas tari, il est là comme au premier jour, il ne demande qu’à se manifester, à éclater de nouveau, à crier, à produire mieux que par le passé. Ah, avec une flamme pareille, est-on perdu ? […] Mais ma lumière n’est pas au-dehors mais au-dedans de moi et personne ne peut me la ravir. Ne pleure pas. Tu souffriras toujours parce que tu aimeras toujours, mais ce qui est ton ombre est aussi ton rayon. Parfois tu vois l’endroit, parfois tu vois l’envers. .:.. . … Marie Jaëll, Journal, 1875 … .:.. . . . . Sch[umann] a tort de s’être prononcé si vilainement contre Herz, car il a été pour ainsi dire le créateur de la virtuosité banale qui plus tard dans Liszt s’est développée jusqu’à atteindre l’apogée de l’art, en créant non seulement la virtuosité artistique, mais en renfermant la virtuosité dans l’art. .:.. … Marie Jaëll, 1879 . . . Je ne cherche pas la transformation des morceaux que je joue, je cherche à me transformer moi-même. L’un n’est qu’une transformation négative, l’autre est la transformation positive, car tout en jouant certaines choses différemment et beaucoup, vous restez à la même place sans acquérir une qualité de plus. Si au contraire vous cherchez à agir sur vous-même, à grouper autour de vous toutes les qualités qui vous sont nécessaires et si vous tâchez de former votre intelligence musicale, si en toutes choses c’est à vous-même que vous vous appropriez le beau, vous cessez d’être virtuose, vous devenez véritablement un artiste. .:.. … Marie Jaëll, Journal, 1873 . . . Vous dites si bien dans vos Problèmes : « Qui dira pourquoi un chef d’œuvre diffère à tel point d’une œuvre ordinaire, pourquoi il y a un abîme entre un bras dessiné par Raphaël et le même bras dessiné par n’importe quel artiste habile ? » . Les causes cachées, je les ignore comme vous, mais elles doivent être pareilles à celles que mon instinct m’a fait découvrir pour l’enseignement du piano, où les grands résultats esthétiques sont obtenus par des causes infiniment petites. J’ai commencé, pour donner un appui scientifique à ma méthode, à écrire un ouvrage ayant pour titre La Musique et la Psychophysiologie, nouvelle définition de l’esthétique musicale basée sur les rapports existant entre les mouvements des doigts et l’expression. Nous avons commencé une série d’expériences au laboratoire de psychologie expérimentale à la sorbonne qui donneront bien des aperçus neufs. Je voudrais avoir plusieurs vies pour les remplir bien utilement. .:.. … Marie Jaëll, lettre à Camille Saint-Saëns, 1895 ? . . . Votre organisme est un instrument de musique qu’il faut arriver à accorder, cet instrument c’est vous, votre intelligence, toute votre structure, votre main. .:.. . ….. Marie Jaëll, Lettre à une élève (non datée) ….. .:.. . . . . Un beau timbre a été considéré de tout temps comme un don inné que l’on ne saurait acquérir. Des preuves indéniables démentent aujourd’hui cette erreur. Grâce à la photographie instantanée, l’action du marteau a pu être analysée. Elle a démontré que le contact entre le marteau et la corde présente des différences notables selon que le timbre est bon ou mauvais [ … ] Lorsque le marteau rebondit par trop vite, la corde en vibrant, le rejoint et le frôle à différentes reprises pendant qu’il retombe. Chacun de ces contacts supplémentaires est nuisible. Le marteau reprend pour ainsi dire le son à la corde; il éteint, il étouffe la sonorité en empêchant les vibrations de se propager. .:.. … Marie Jaëll, La musique et la psychophysiologie, 1896, 2nd éd Felix Alcan 1926 p 37-38 . . .
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